L'image au défi
Jesús Alberto Benítez pratique le dessin, la peinture, la photographie et l’installation mais semble faire de la formation de l’image le fil rouge de son œuvre. Ses photographies insistent sur leurs conditions d’apparition. Elles montrent son atelier, les outils et les matériaux auxquels il recourt. Une récente série de photographies Untitled (2018-19) donne à voir des fragments de l’écran de son ordinateur où apparaît la texture de l’image à l’état de fichier numérique. Ses dessins sont volontiers sommaires : quelques traits plus ou moins spontanés qui semblent vouloir s’agréger pour former une image. Ses peintures ne sont souvent que l’empreinte d’un geste, à l’instar du recouvrement ou du raclage. Et sa contribution au projet Dust : the Plates of the Present de Thomas Fougeirol et Jo-ey Tang, acquis cette année par le Centre Pompidou, prend la forme radicale de photogrammes où c’est un simple pli du papier, parfois tapé contre l’agrandisseur, qui fait image.
Étienne Hatt
Publié dans la rubrique Points de vue du Réseau documents d'artistes, 2019 et dans artpress, n°473, janvier 2020 (extrait)
Abstraction et « réalité » : arracher le son qu'il faut
Chaque image est un « presque rien », qui se dépouille même eu égard à la tradition de chaque pratique : les traits de dessin sont élémentaires, la peinture souvent faite à la main, les assemblages ne suivent pas une règle formelle ou un principe d'association organique de matériaux. Et pourtant, tout est décidé au millimètre : chaque trait est une lancée, un arrêt, une petite courbe ; la peinture explore les arêtes de la planche et la surface rugueuse du bois, de l'acier, du plomb ; les assemblages de surfaces potentielles pliées s'associent, par exemple, à de l'adhésif bleu, d'un bleu presque kleinien, cette couleur qui est venue plier le spectre existant de couleurs, et ainsi faire croître ce monde-là. C'est cette sérénité, cette confiance dans le « presque néant » qui rend possible d'entreprendre cette progression vers les éléments de l'œuvre. Il est vrai que ce moment de l'installation au mur, des feuilles, de l'adhésif, a existé dans le temps, il a eu une durée. Cependant, la photographie ne peut pas s'assimiler à un morceau de vie, elle est transformation, sédimentation, marque, vestige : quelque chose s'est imprimé. Elle semble jouer le jeu de la mémoire : la chose se perd, mais elle fait corps avec nous. [...]
Joana Neves
Publié dans Un élan de réversibilité, monographie, Éditions Adera, 2015 (extrait)
Trouble dans le support
Grâce à une fragilité assumée, Jesús Alberto Benítez donne une tournure légère et décontractée à l'idée de construction, qui aurait sereinement intégré la facticité, la réversibilité et la disparition des choses. Dépassement de la contradiction, intensification, caractère flottant, oscillation, vibration, art de la nuance, non-vouloir saisir : ce sont là quelques-uns des traits essentiels du neutre barthésien qui déjoue la logique binaire et laisse en suspens le sens. L'art de Jesús Alberto Benítez présente maintes affinités avec le neutre intense auquel Roland Barthes consacra un cours au Collège de France. On y retrouve un principe de délicatesse à l'égard de ce qu'on néglige, de ce à quoi on n'accorde généralement aucune attention, de ce que l'on ne voit pour ainsi dire pas. [...]
Par Anne Bonnin
Publié dans Un élan de réversibilité, monographie, Éditions Adera, 2015 (extrait)
Press release
In his book La poétique de l'espace, published in 1957, Gaston Bachelard deals with the poetic force of the imagination, whose images he did not regard an echoe from the past. It was instead the appearance of an artwork that awakened in our consciousness echoes of the distant past. Gaston's advocacy of the moment of the image's genesis, which grants it autonomy and an unsettling depth and worldliness, takes on a new topicality in the work of Jesús Alberto benítez. His way of thinking and of working are guided by conceptual considerations which remain open to the unexpected, the moment. His 2014 drawings in particular, as a kind of response to his earlier paintings which were dominated by the importance of process and chance for their genesis, captivate us through their balance between precision, minimalism and gestural assurance. The few, mostly straight, lines, which cut at different points, are kept hovering and their openness enables them to be themselves, yet also makes them amenable to different associations. Drawings like these go deep, are self-reflective regarding the medium and mirror the creative process. Their oscillation between the two- and the three-dimensional prompts general experiences of proximity and distance, space, time, line and plane, while their formal aesthetic features provide us with echoes from the past that give time and space a specific nuance or meaning.
The compositional organisation of the new photographs by Jesús Alberto benítez is also quite independent. As depictions, they simultaneously refer to something that is already there, to studio situations, for example, or to excerpts from other depictions, as in Derivée (2013). Here they are drawings by Richard Serra, which in themselves already stretch the limits of the two-dimensional medium. What clearly emerges is the spatial-plastic interplay of different realities in real space, for example, as a result of careful hanging. The artist's interest in the transitory, in how things, materials and levels of meaning become superimposed or shifted, reverberates here.
Elisabeth Gerber
Duo exhibition Eva Barto / Jesús Alberto Benítez, Annex 14 gallery, Zürich, 2014 (excerpt)
Tout ce qui n'est pas rien
La première fois que j'ai vu le travail de Jesús Alberto Benítez fut lors d'une visite d'atelier pendant sa résidence de production, en 2010, au CPIF (Pontault-Combault). Il avait disposé dessins et photographies sur plusieurs tables, qui pouvaient être observées de tous les côtés. Or, il n'y avait pas de relation causale entre telle photographie et tel dessin. Questionné, l'artiste restait sur ses gardes, refusant des rapprochements trop directs. Ainsi, cette proximité déroutante entre deux pratiques distinctes se déploya comme un tissu complexe et énigmatique de correspondances - auquel s'associe à présent la peinture. Des formes obliques, des diagonales, des zones d'ombre triangulaires resurgissaient ici et là. Dans les photographies, les lignes de l'architecture doublées par des lignes d'ombre multipliaient les plans. Le dessin se profilait dans l'image, tandis que des formes abstraites issues des photographies faisaient leur apparition dans les dessins.
Force était de constater, cependant, que les deux supports différaient en contenu et en traitement. D'un côté les images portaient des découpes et des plis variés, cadrées par des marges inégales. De l'autre les dessins étaient plus instinctifs et directs, quelques lignes irrégulières d'un trait sensible. Mais obtenus par quelle règle, quel protocole ? L'aléatoire seul ne semblait pas être de mise, tant le placement paraissait juste. En effet, la réduction de la couleur et du trait à l'essentiel dénote un choix quant au placement comme, par exemple, le dessin Sans titre de 2011, avec un seul trait vert vertical, mais dont un bout se détache, suggérant un brin d'accident assumé. Il ne faut pas négliger une autre sorte de trait obtenu par le pliage, trait obtenu sans outil, responsable de l'apport d'une troisième dimension à la feuille, qui n'est autre chose qu'un objet très plat. L'exigence formelle est d'autant plus troublante : on imagine aisément la précision nécessaire pour infliger un pli à une feuille où le trait est déjà décidé, ou vice-versa. Finalement, le choix de différents papiers, ici rugueux, là plus lisses, avec des tons différents, suggérait une importance du matériau.
C'est en effet ce dessin contenu, aux gestes rares et précis, qui apporte un élément de disjonction à l'ensemble des propositions de Jesús Alberto Benítez. Il vient troubler le trop-plein des photographies. Même si celles-ci inspirent une sensation de vide, sans doute par l'absence de corps et par desvues tronquées d'espaces de travail. La découpe et le placement inégal sur la feuille déséquilibrent l'ensemble. Il ne serait pas malvenu de parler de pesanteur de l'image. Sans titre (2010, photographie scannée pliée imprimée sur papier affiche, précise la notice de l'œuvre), est une image d'extérieur avec une rampe, pliée plusieurs fois, suggérant différents types de pesanteur. L'une étant d'ordre rétinien, affaire d'équilibre, puis celle du papier lui-même, relevé, séparé du mur ou de la table où il est installé.
Il est donc difficile de définir précisément l'objet de ces images, même si elles évoquent le travail d'atelier (elles sont issues de milieux divers, de l'usine de porcelaine au studio de répétitions de musique) ou des recoins urbains. Un torchon, des planches découpées, une pente entre deux immeubles, dénotent d'abord la teneur d'un regard qui se pose sur l'à-côté du noyau central de l'activité humaine et sur les formes peu remarquées des murs dont elle s'entoure. D'où la canette et l'aérosol de Queens (2007-2010), posées là par une main trop occupée pour s'en débarrasser de suite. Mais une autre phase de traitement de l'image, qui évoque le document par une rhétorique de la marge et de l'impression, revient à s'interroger : comment matérialiser l'image ?
Ainsi, tout comme les dessins, les images sont l'objet d'une recherche d'épuration. Celle-ci rend lisible le choix des éléments qui font exister un moment dans le temps, auquel sont donnés un espace et une matière - ceux de l'image. Reste à remarquer que le moteur même des dessins et des photographies est le placement juste des choses, du trait ou du pli, comme lorsqu'on pose quelque chose sur une table ou contre un mur. Sans recherche esthétique, ces gestes résiduels sont le résultat de circonstances et de conditionnements qui ont suscité des micro-situations tellement infimes et banales que nous les remarquons à peine. Mais voilà qu'une expression française vient à l'esprit : lorsqu'il est question de souligner l'importance d'un fait ou d'une action qui risqueraient de passer inaperçus, on a l'habitude de recourir à l'euphémisme « ce n'est pas rien ». Intraduisible, en tant que tel. Dans sa langue, l'espagnol, ou dans la mienne, le portugais, cela reviendrait à dire littéralement, « c'est rien ». C'est la décomposition de l'adverbe de négation en deux mots, « ne » et « pas », sans doute, qui permet l'euphémisme et qui soutient une pensée, du même coup, du « presque rien ». Ce découpage du presque rien que Jesùs Alberto Benítez pratique, est en réalité une recherche rigoureuse surles éléments qui font exister quelque chose. Fasciné par les théories de l'origine, comme celle de la protoplanète Theïa qui aurait fait éclater la terre et ainsi donné naissance à la lune, il opère de hasard en hasard pour constituer une cosmogonie. Mais pourquoi, alors, rechercher les modes d'existence des choses dans leurs recoins les plus pauvres et négligés ? C'est une éthique qui se profile, celle de prendre le parti de tout ce qui n'est pas rien, comme une façon de s'interroger sur la place de l'homme dans la totalité du monde. On ne pratique pas l'épuration pour peu de chose.
Toujours est-il que les ambitions de l'artiste ne sont pas celles du scientifique qui reproduit à petite échelle des phénomènes gigantesques. Si la photographie est une façon de retenir le phénomène autrement pour le faire exister dans le présent, elle est aussi création, une tension du présent vers l'avenir. Les manipulations auxquelles Jesús Alberto Benítez la soumet, ainsi que leur objet si pauvre, sont les mécanismes d'un regard du détail, de ce qui est négligé, omis. Elles sont le support d'une attention apportée aux formes dans l'ombre, engendrant toutefois la multiplication des pans de réalités insoupçonnées, par la création artistique. D'où le recours à leur source, l'atelier, ses machines et ses outils.
Ces jeux entre le vide et le plein se retrouvent au centre de ses images, dessins, mais aussi des peintures. Véritables exercices de recouvrements partiels, les peintures sur contreplaqué affichent autant des plans de peinture, que des gestes de dessin ou des restes de matière picturale ou de bandes adhésives. Comme des envers du décor, elles se laissent regarder de profil, affichant des coulures très maîtrisées. Le contreplaqué est « pauvre », certes, mais il est neuf et propre. Les gestes semblent aléatoires, mais situent des objets (retirés a posteriori) posés au hasard. Un jeu, réduit à ses éléments, le trait, la tâche de spray ou le cadrage, remet vers un autre jeu bien plus métaphysique, celui du hasard et de la création. Comme une musique qui se concentrerait essentiellement sur le bruit, le silence et l'atonalité, l'œuvre de Jesús Alberto Benítez se concentre sur le trait, le vide et la déhiérarchisation du regard. Bref, une œuvre comprenant les éléments culturellement exclus de la création (mais précisément là où on peut mieux l'interroger) - tout ce qui n'est pas rien.
Joana Neves
Communiqué de presse pour l'exposition personnelle Le Centre n'est pas un point, galerie frank elbaz, Paris, 2012